lundi 19 novembre 2007

George-Henri Melenotte -La maladie de la mort

Je reprendrai aujourd’hui à mon compte une désignation de Baudelaire, qui figure dans le titre de l’un de ses textes datant de 1861, Du vin et du haschisch comparés comme moyens de multiplication de la personnalité. Avec une modification toutefois, réductrice et appliquée au corps, qui donnera : du vin comme moyen de multiplication du corps. Le vin ne sera pas abordé comme substance dotée de vertu miraculeuse, bien que certains le pensent. Ce sera son effet sur le corps qui sera repéré. Je le ferai ici dans un bref commentaire de deux textes de Marguerite Duras.

Il nous est dit : ce qui règle le rapport du corps à une substance est la dépendance qui s’ensuit. Tout viendrait de là et dépendrait de cela. Je prendrai le parti inverse par la proposition suivante : la prise d’une substance étrangère au corps ne provoque pas un état de dépendance du corps à cette substance. Proposition doublée d’une autre proposition : le terme de dépendance n’est pas adéquat pour qualifier ce dont il s’agit dès lors que l’on parle de drogue. “ Dépendance ” est un mot, consacré par l’usage que l’on emploie communément, par habitude, peut-être aussi par paresse, sans mesurer toujours ce qu’il charrie avec lui. Il signe pourtant l’allégeance contemporaine de l’usage de substance au seul point de vue neurophysiologique. Non pas que ce point de vue ne vaille pas. Mais il est utilisé dans une direction qui disqualifie l’acte de la prise de substance pour en faire un geste inconditionné, placé hors du champ de toute décision. L’élision de cette décision se fait au profit d’un primat chimico-organique qui induit une hiérarchie dans l’ordre des déterminations humaines dégradant toute approche de l’usage des drogues autre que la sienne à la subsidiarité. L’addictologie se présente souvent comme une branche nouvelle de la médecine où l’action humaine est dépouillée de toute prérogative autre que celle accordée par le fonctionnement neuronal. Cette prééminence a pour défaut de masquer les questions. Un façon de ne pas se laisser prendre par elle revient à se refuser d’accéder a priori au problème posé par la drogue par le biais de la liberté. Ne serait-ce que parce que la drogue n’est pas liberticide, loin de là. La dépendance masque, entre autres, le problème de l’entrée dans le monde familier qu’est celui de notre espace corporel, d’une substance intruse.

Quand elle est une drogue, la substance est à ses débuts étrangère. Elle ne le demeure pas. Elle s’installe progressivement en nous au point de se faire annexer par notre corps et en devenir partie intégrante. Ni le mot “ toxicomanie ”, ni celui d’“ addiction ” ne rendent compte de l’annexion par notre corps d’une substance étrangère. Le statut de cette substance se trouve modifié par son installation dans notre corps. Une fois annexée, elle s’intègre à la physiologie de l’organisme qui, avec le temps, ne peut plus s’en passer pas plus qu’il ne le peut de tout organe vital. Elle devient un organe nouveau de ce corps, invisible à l’œil nu, mais aussi indispensable à la vie que l’est, par exemple, notre cœur. La substance sollicite ainsi notre corps en l’amplifiant. Elle en devient un organe supplémentaire. Le corps modifié dans son anatomie par ce rajout se transforme. La substance annexée mute nos corps. Cette mutation se montre ici discrète.

L’affaire devient anatomique. L’anatomie, on le sait, doit être aussi immobile que la pierre et l’on aurait bien du mal à l’étudier autrement qu’en la référant à une forme naturelle fixe. Quand elle est affectée d’une imprévisible adjonction d’organes, elle s’en trouve déstabilisée et surtout dénaturalisée. Du fait de son annexion par notre corps, la substance transforme le corps par sa propriété mutagène. Cette mutation est provisoire. La substance est métabolisée et évacuée, l’organe supplémentaire digéré et détruit. L’anatomie est rendue à sa stabilité première et naturelle. Jusqu’à la fois suivante.

L’annexion est le glissement lent de la substance étrangère dans l’espace familier et silencieux de notre corps. Comme une intruse, elle ouvre le portail corporel et y déploie ses effets qui sont de courte durée. Elle s’invite dans l’espace corporel familier de l’organisme. Cette familiarité est particulière : elle se tisse avec l’inconnu qu’est l’organisme, avec son fonctionnement et ses appareils. Il ne dérange pas tant on en a pris l’habitude. Du fait de sa simple venue, la substance va produire dans ce lieu du familier un bouleversement sans fond. Le familier s’effondre sous l’effet inquiétant de l’intrusion de la substance. Il devient à son tour étrange. Le corps comme espace du familier s’étrangifie à lui-même, devient étranger à lui-même par cette intrusion. Le calme de son ordre paisible et silencieux se transforme en délire proliférant parsemé de visions. La substance annexée par le corps annexe à son tour ce corps qui en prend la qualité : il devient étranger à lui-même. Le corps mute par la substance intruse : il devient cette substance même qui le transforme.

Deux corps apparaissent comme résultats de cette opération : le corps familier, celui qui nous appartient en propre, comme le dit Jean-Luc Nancy, et le corps substantifié, transformé par la substance. L’étrange dans l’opération est que l’un n’annule pas l’autre et que persiste une coexistence, redoublement du phénomène étrange, de ces deux corps en l’un. Car la durée du corps substantifié sera provisoire. Il s’effacera dès que la substance aura perdu de son efficace pour laisser la place au premier. Et pourtant à chaque fois, à chaque passage, l’un et l’autre corps s’interpénètrent et se déterminent au point de se modifier sans cesse. On a affaire à une multiplication incessante du corps qui reste étrangement un dans ce dédoublement lui-même changeant produit par la substance.


C’est ce point d’étrangeté que nous donne à lire Marguerite Duras. Mais d’abord, je donne la situation : un homme, une femme et un verre de vin. L’homme est Yann Andréa. Il est l’amant de Marguerite Duras. Il est aussi son secrétaire. Il écrit sous sa dictée et lui soumet le texte qu’elle corrige. Tout entière prise par l’alcool et la décision qu’elle vient de prendre de l’abandonner, elle va écrire un texte au titre énigmatique dans un moment où rien ne lui permettait de faire autre chose. Car La maladie de la mort,— c’est le titre de l’ouvrage est-ce l’amour, l’alcool, la séparation d’avec l’alcool ou autre chose encore ? On ne le saura jamais. On peut lire côte à côte M.D. écrit par Yann Andréa (MD) et La maladie de la mort (MM). Ces textes se répondent, écrits de la même main par deux auteurs différents. Ils y parlent de ce moment qui n’est plus tout à fait la vie, pas encore la mort, à moins que ce ne soit les deux à la fois. Deux êtres rapprochés par l’amour, par la haine tout aussi bien, y dévoilent l’écart qui existe entre eux dans la perception des choses. Ils ne disent pas écart, ils disent “ séparation ”. L’un décrit, cite et dialogue avec la malade alcoolique qui se sèvre alors que l’autre, ne prononçant jamais le mot “ alcool ”, parle de “ cette étrangère qui est là dans le lit, à sa place, dans la flaque blanche des draps blancs ” (MM, p. 30). Cet écart éminemment sensible pose question : qui faut-il écouter ? qui faut-il croire ? Lui ou elle ? Les deux sans doute, mais plus encore. Car il y a deux textes de Marguerite Duras, l’un dans La maladie de la mort et l’autre dans M.D.. Yann recueille en effet la moindre phrase qu’elle lui adresse hors de toute dictée. Il continue de se faire son secrétaire, saisissant de mémoire son dialogue avec elle qui fait apparaître un deuxième texte de Duras, involontaire sans doute, qui fait le pendant de La maladie de la mort. Apparaissent ainsi trois textes dans les deux livres. Deux sont de Duras. Yann Andréa écrira le troisième qui sera en grande partie celui de son dialogue avec elle.

Or les deux textes de Duras, saisis dans le même présent, n’ont entre eux que les rapports les plus lointains. D’où la question : par quel tour est-elle arrivée à les produire dans ce moment de désastre qu’est son abandon du vin ? Se peut-il que d’un côté, elle nous mente et que de l’autre, elle dise vrai. Pourtant elle dit à Yann : “ Je dis toujours la vérité. Tout est vrai dans ce que je raconte ” (p. 90). “ Je dis vrai ” : paradoxale formule, hantée par l’ombre du mensonge. Ceci nous oriente : la distance entre ses deux textes n’est peut-être qu’apparente. La vérité file de la même manière dans les deux textes, dans un va-et-vient qui ressemble à un tissage savant. La lire à haute voix, elle y tient beaucoup. Elle convie le lecteur à un piquetage de fragments de vérité épars. La lecture devient leur lent ramassage. Selon elle, dire vrai n’est pas seulement dire à haute voix, ou s’enfoncer dans la trame de ces deux textes, c’est aussi délivrer un message d’amour. La maladie de la mort sera, en fait, une maladie du non amour.

Cet amour, rendu possible par la maladie de la mort, aura été. C’est sous la forme de sa non advenue qu’il aura pu être vécu. Il aura été une imminence différée dans la mort, un état anticipé d’une chose qui jamais ne sera, la seule façon véritable d’aimer, pour vous, écrit Marguerite Duras, c’est-à-dire, j’insiste, rien que pour vous. Maurice Blanchot remarque cette singularité. Elle est telle “ entre les êtres que l’amour même n’y est pas nécessaire, puisque celui-ci, qui au reste n’est jamais sûr, peut imposer son exigence dans un cercle où son obsession va jusqu’à prendre la forme de l’impossibilité d’aimer ”. (M. Blanchot, la communauté inavouable, Paris, Minuit, 1990, p. 58, p. 67)


Le vin, je le rappelle, est le troisième terme de notre situation. Il engendre chez Marguerite Duras un état qui n’est pas la cécité. On aurait tort de trouver, dans la phrase qui suit, un simple déni : “ Je ne suis pas malade, dit-elle, je suis simplement alcoolique ” (MD, p. 19). Que l’on est loin des affirmations de Yann quand il dénonce cette passion mortelle pour l’alcool, de ce poison indolore (MD, p. 33). Boire n’est pas, selon elle, chose disqualifiée, ni raison de vivre. Ce n’est pas non plus une maladie mais une façon, la seule peut-être, d’entrer dans une approche de la mort qui rende possible le sentiment d’aimer enfin, sans que jamais pourtant cet amour n’advienne. Et l’on aurait tort de voir une provocation dans cette déclaration : “ Les gens qui ne boivent jamais une goutte d’alcool, je les vois comme des malades ” (MD, p.18). Car la maladie réside, à ses yeux, non pas dans l’alcoolisme mais dans ce “ jamais une goutte d’alcool ”, dans cet exil de la vie que lève la goutte d’alcool pour lui donner une couleur qui, avant elle, était terne. Quand Marguerite Duras décide d’abandonner l’alcool, elle entre dans la maladie de ceux qui jamais n’auront bu. Et cette maladie, déjà pour elle, est la maladie de la mort. Impossible par conséquent de dissocier cette quête d’un amour évanoui de l’entrée dans la maladie de l’abandon de l’alcool. Cet état provoqué est d’une lucidité cruelle. Elle seule connaît la connexion qui le relie à l’écriture. Énigmatique, elle dit : “ L’état dans lequel je me suis mise n’est pas étranger à l’écriture ” (MD, p.116). Et Yann, son secrétaire, prolonge sa pensée : “ Dans l’emportement de la phrase, la douleur est telle que l’alcool était comme un soulagement, un allègement, un contrepoint à la phrase écrite ” (MD, p.116). Là-dessus, Marguerite se tait et s’endort. Que de fois dort-elle, cette jeune femme de La maladie de la mort, belle, au corps qui est une machine de chair (MM, p.38), un danger de mise au monde d’enfants (MM, p.8), à l’odeur d’héliotrope et de cédrat (MM, p.14), qui crie quelques fois quand, par distraction, il lui donne de la jouissance (MM, p.14). Tout ce que l’on sait d’elle est qu’elle est liée à lui par un contrat, qu’elle n’est pas une prostituée pourtant, “ que le corps aurait été long, fait dans une seule coulée, en une seule fois, comme par Dieu lui-même, avec la perfection indélébile de l’accident personnel. ” (MM, p.20) Toujours elle serait prête, consentante ou non (MM, p.19). De son partenaire dans le livre, on ne saura rien, même pas, son nom. Dans ses indication scéniques, Marguerite Duras voudra que l’homme ne soit jamais représenté. Quelqu’un sera sur scène qui lira le texte mais ce ne sera pas lui. Lui n’aura pas de visage, ni de corps, ne sera en rien identifiable. Il doit rester un inconnu.


Quelle est l’expérience que Marguerite Duras fait du vin, et surtout de son abandon ? La folie. Elle prend cette folie à sa façon qui va bien loin de toute description de la pathologie alcoolique. Elle est décrite par Yan comme le ferait un psychiatre auprès de son malade, mais le remarquable est qu’elle semble n’y connaître rien et s’engage de façon décidée dans une exploration, au départ bien involontaire, des faces cachées d’un monde qu’elle découvre. Elle indique l’importance qu’elle donne à cette expérience ? “ La seule chose qui compte, c’est la folie, ne pas avoir peur de l’égarement de soi ”(MD, p.41). ? De cet égarement, Yann écrit : “ Vous êtes dépourvue d’attention pour votre personne, emportée loin de vous par vous-même, vous allez là où vous ne connaissez pas, là où l’interdit règne, là où tout commence. ” (MD, p.131) Marguerite s’est quittée elle-même et s’en est allée dans des zones inconnues où elle se perd. Elle y demeure pourtant et refuse d’en sortir. Yann : “ Où vous êtes perdue, vous restez. Vous restez et revenez vers le rectangle de la page ” (MD, p. 131). De ce lieu lointain de son propre égarement, Marguerite écrit. Elle parle tout autant. J.D., son médecin , décrit ce lieu comme peuplé de visions terrifiantes qui, dit-il, provoquent un affolement de l’imaginaire (MD, p.112). Pour Marguerite, bien loin de cette terreur, sa folie sera “ un fabuleux peuplement ” (MD, p.97). Et quand les visions auront commencé à disparaître, elle en éprouvera une sorte de nostalgie : “ C’est curieux, c’est comme si je m’ennuyais d’elles de ne plus les voir ” (MD, p.134). Ces visions formeront surtout un bestiaire fabuleux : ce seront les dix mille tortues noires, accrochées sous la corniche du toit, des centaines d’oiseaux au bout des branches (MD, p.95), ces bêtes partout qui envahissent le lit qu’il faudra chasser à coups de parapluie, des chats et des lions sur la cheminée, des formes à moitié humaines, des sortes d’animaux (MD, p.111). Ce sera aussi ces odeurs infectes, un chinois, une petite fille dans sa chambre qui porte sa bibliothèque sur son dos. Non , elle ne fera pas de cet univers étrange ce qu’en font les médecins, les signes de l’encéphalopathie alcoolique ou du delirium de sevrage. Marguerite Duras le décrira à Yann, par moments avec angoisse. Mais, par un acte délibéré qui suppose la maîtrise, rien n’en paraîtra dans La maladie de la mort. Tout au plus, entendra-t-on, venant de l’extérieur, la voix de la mer qui fait rumeur sourde. À aucun moment, dans son écrit, n’apparaîtra la moindre trace du fabuleux peuplement qui envahit ce lieu lointain où elle reste. La maladie de la mort n’est pas un écrit halluciné alors que tout laisse supposer dans M.D. son auteure la proie de ses visions. La maladie de la mort serait ainsi un lieu préservé de la folie qui la domine pourtant au même moment, au quotidien. Apparaît, entre les deux textes de Marguerite, une distinction qui nous montre la part qu’elle sait faire, au sein de son grand ravage, entre le fabuleux peuplement qui s’effectue dans la rue, dans sa chambre, dans les couloirs de l’hôpital américain de Neuilly, et l’îlot intact qu’est La maladie de la mort . Ici, seule compte cette approche de la mort qui donne accès à un amour qui n’aura pas eu lieu.

Marguerite reste dans les deux cas l’alcoolique qui n’est pas malade. L’écriture, le verre en main ou l’absence de verre en main, délimite un périmètre non atteint par les visions où elle écrit, un espace vierge, sans symptôme, témoignant d’une surprenante préservation de sa capacité d’écrire, hors de toute emprise qui aurait été autre que celle de l’écriture. Sa main tremble trop pour pouvoir tracer sur le papier ses mots d’écrivain, mais sa bouche laisse intacte la survenue des mots qui s’agencent dans son texte. Elle écrit à la virgule près, témoignant dans ses corrections de son souci du rythme. La maladie de la mort devient à son tour folie, folie de ne pas être folle dès lors qu’elle revient sur le rectangle blanc de sa feuille de papier.


Il y aurait par conséquent deux corps de Marguerite Duras qui apparaissent dans les deux textes dont il vient d’être fait mention. Dans La maladie de la mort, ce serait le corps d’avant l’intrusion du vin, soit le corps de l’écriture pure. Dans M.D., ce serait le corps transformé par le vin, le corps alcoolique mais pas malade, halluciné par la prolifération, le corps voyant trop, au-delà de ce qu’il est d’usage de voir, comme s’il y avait un bien-voir qui se trouvait ici réfuté par la vision. La singularité de la situation tient dans la cohabitation des deux corps de Marguerite Duras. La maladie de la mort serait la maladie du non amour, mais aussi celle du dédoublement physique produit par le vin. Ce dédoublement produit deux écrits, tous deux recueillies par Yan Andréa, disparates par leur sujet. Multiplication du corps par le vin multiplication de l’écrit par le vin et maintien de l’unité par l’écriture même. Non, Baudelaire n’est pas déclassé par ses écrits sur le vin et le haschich. Le vin multiplie les corps par bouturage, tout en en maintenant l’unité dans son étrange disparité.


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notes de l'éditeur:

lien url sous titre:
http://www.laprocure.com/livres/george-henri-melenotte/substances-imaginaire_9782908855784.aspx
voir également:
http://www.pistes.fr/swaps/36_357.htm
http://www.ecole-lacanienne.net/actualites.php?id=331

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