vendredi 30 novembre 2007

Alain Dufour - Impressions portugaises*

L'étude majeure à laquelle se livra Lacan en 1958 et 1959 fut, cette année, le choix de l'Association Freudienne Internationale pour son séminaire d'été. L'impasse du désir et, son inévitable pendant, le désir de l'impasse aiguisèrent ainsi, toute une semaine, les réflexions, dans l'alternance et quelquefois l'intimité des langues lusitaniennes et françaises. Impasse dont C. Melman nous indiquait, dès le début de ces journées, qu'elle amena Lacan, avec celle encore de la Passe, à nouer en Boromée les nappes de l'apparence, de la lettre et du réel. Ce complexe brassage revêt des aspects inattendus aux yeux du promeneur qui voudra bien s'égarer dans les ruelles de Lisbonne ou dans celles de quelques autres villes du Portugal splendides et méconnues, ou encore à ceux du visiteur qui se laissera emporter par la contemplation des œuvres liturgiques si nombreuses .

Ainsi, au troisième étage du Museu de Arte Antiga de Lisbonne, figurent deux portraits de saints : Mathieu et Philippe (si ma mémoire ne me trompe pas). Réalisés au quinzième siècle par l'Ecole Portugaise, ces visages emblèmatiques ne manqueront pas de surprendre tant ils rompent avec les représentations qui les environnent pour la plupart édulcorées jusque dans l'horreur du martyr, de la décollation, de la crucifixion. En même temps ils complètent, en la révélant en son expression la plus ultime, la conjugaison, voilée ailleurs, du crime, de sa jouissance et de son apothéose sanctifiée. Ce sont deux cadres de taille modeste ; la touche y est précise sans cependant revêtir l'onctuosité photographique de certains maîtres hollandais, une rugosité persiste bien faite pour souligner la rudesse de ces visages. La bouche édentée s'ouvre sur un sourire pourtant carnivore, tandis que le regard brûlant, brillant, fixe sur le spectateur son appel mystique. Des deux toiles se dégagent cette force du désir où s'esquissent bête et ange, meurtre, sainteté et volupté. Férocité cannibale qui selon Patrick de Neuter, ouvrant la semaine, pourrait être qualifiée de féline quand elle lie les amants dans une fièvre commune de se consumer.

Quant à l'apparat, Lisboa ne s'est pas soumise au nivellement occidental dans le choix du simulacre. La ville et son peuple possèdent encore leurs signes propres pour la parade, le spectacle, le décor. Ainsi ces hommes qui dans une gesticulation inutile miment l'autorité policière dans le flot de la circulation ou ces serveurs, habillant les poissons qu'ils retournent sur le brasier d'un mouvement ostentatoire, soucieux d'un art superflu et modeste. Et l'on trouvera agréable, flânant à la découverte de ses sept collines, la discrétion de l'affichage publicitaire. Si du château Saint-Georges ou encore du Barro-Alto l'on contemple la ville, la nuit en contrebas, elle paraît bien peu lumineuse auprès d' autres villes d'Europe et de France. Les ténèbres sont creusées de rares reliefs de lumière pâle qui, de ces hauteurs, semblent bien incapables d'éclairer le passant. Pourtant s'y promenant les voies sont bien éclairées, serait- ce alors que les néons, si abondants dans tous les lieux du commerce citadin, en s'éteignant, ne seraient pas remplacés par ceux du diadème de la reine publicité ? Despote plus présent, tout de même, qu'à Evora où les habitants ont su conserver, préserver leur ville avec un tact qui n'exclut en rien le confort de la modernité. Il est possible d'y acquérir ordinateur ou voiture comme dans toute cité moderne, mais ces commerces invisibles vous seront indiqués par de menus bandeaux. Ils ne vous cacheront pas les noms de rues inscrits en italique épaisse et noire sur des faïences colorées d'une ocre pâle brisée de veines vertes. La technologie sophistiquée, ou non, est à sa place, effacée par ce qui compte pour l'œil du promeneur : façades blanches et leurs replis, leurs contours et leurs ombres composent pour son esprit le mélange intime du familier et du secret. Des rues que l'on peut connaître en s'y égarant, un espace à la taille d'une vie d'homme où gestes et discours paraissent d'une consistance tranquille que leur brièveté souligne encore. Tels ces hommes autour d'une fontaine au bavardage lent comme leurs regards, tels ces étudiants devant une librairie discutant l'index pointé sur les ouvrages peut-être restés précieux d'une suffisante rareté. Présence et domination respectée de la langue sur la chose, sensible aussi dans les égarements de ces effets : ainsi de cette accumulation de l'iconographie religieuse dans le musée de la cathédrale.

Retour à Lisbonne : la brutalité inventive du réel, enfin, fouille les rives du Tage. Là où en contrebas de la place du Commerce, quelques couples enlacés (fait très localisé à Lisbonne) et des touristes rares, égarés peut-être, s'attardent devant un curieux et plutôt répugnant spectacle. Leur vision se veut discrète, et ils ne s'amassent pas, comme ce gluant bouillonnement que l'on découvre bientôt, cherchant ce que la quête psalmodiée et fuyante de leur regard invite à chercher. Stagnant, dans une lutte silencieuse, contre le courant déversé par la ville une grande masse poissonneuse dévore les égouts.

Quelques dizaines de mètres plus loin l'eau regagne sa transparence et, des remous voraces, ne restent que les poses repues de cormorans satisfaits de leurs proies bien nourries. Dans le large et paisible estuaire du Tage de petits navires orangés croisent, sans cesse, absorbant le reflux des travailleurs en cette soirée illuminée de vent.


A. Dufour, Lundi 12 Septembre 1994



*Ndé : publié in "Bulletin de l'Association Freudienne" 1994

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