dimanche 9 décembre 2007

Le lieu se prêtait à la découverte.

Le lieu se prêtait à la découverte.

Une pièce assez modeste dont l'unique et haute fenêtre s'ouvre sur le ciel. C'est le 20° étage d'une tour en plein Paris.

J'aimais, j'étais aimé.

A ce moment de la matinée je lisais, studieux, un texte psychanalytique, probablement un séminaire de Jacques Lacan, peut-être bien, "Le désir et son interprétation" . J'étais seul dans l'appartement.

Mon amie m'avait un peu entrouvert des espaces sonores que je ne connaissais pas. J'en connaissais d'ailleurs bien peu. Mais avec patience et enthousiasme elle m'avait amené à écouter des voix, le clavecin, le piano parfois. Je la suivais avec confiance, sa joie était communicative.

Cependant il m'était toujours impossible de me consacrer à l'écoute : il me fallait toujours m'occuper à autre chose, au moins savourer des pensées, je veux dire des phrases pensées. Je n'avais reçu aucune éducation musicale et dans mon enfance mes proches n'écoutaient jamais le moindre morceau. Curieux d'ailleurs puisque mon père passait pour avoir une bien jolie voix de ténor et ma mère s'amusait beaucoup à chanter Piaf, Trénet, Guy Béart , Luis Marianno, Tino Rossi etc. Chansons et pièces policières mais jamais de musique seule.

En somme la musique, si elle m'était plaisante, demeurait une sorte de parfum frivole, les senteurs légères d'une prairie, rien qui justifiât jamais le suspens de la marche. J'avançais.

Et ainsi cet matin là, je me plaisais à creuser le texte, à en labourer avec vaillance les hypothèses innombrables. Elle m'avait dit : " Tu peux mettre de la musique, tu sais" en partant au travail.

Bien installé dans le canapé je dégustais tous ces bonheurs, le ciel rare de Paris, la voix encore présente de la femme que j'aimais et l'excitation que le texte engendrait.

Tandis que le piano jouait je restais concentré sur les méandres complexes de cette pensée parlée. Mais bientôt j'éprouvais une gêne étrange et je ne parvenais plus à réfléchir.

Je conçus que c'était la musique qui m'empêchait.

Je relevais la tête, je mis le livre sur mes genoux, je reposais bloc note et stylo. Qu'était-ce que cela ?

Les notes s'égrenaient avec lenteur, comme retenues dans les mains du pianiste, qui les délivraient goutte à goutte.

J'étais gagné par un sentiment inédit, étrange: il semblait que les phrases musicales en se développant n'effaçaient pas les précédentes, mais les prolongeaient, même, chaque note semblait dotée d'une personnalité particulière. La cadence très lente d'abord montait dans une gradation d'une incroyable délicatesse.

Je crois que l'image d'une cascade m'accompagnait incessamment. Une cascade presque immobile d'abord, toute petite aussi. Et selon les flux elle grandissait, devenait immense, ses eaux blanchies allant parfois jusqu'à la fureur. Et puis de nouveau ce tintement si fragile, si sensuel, qui m'arrache encore aujourd'hui des frissons seulement en y pensant, cette pulpe des doigts effleurant le clavier avec une douceur qui me stupéfiait.

Maintenant j'étais entièrement immergé dans le son, une matière aussi épaisse et sans limites que celle de la Méditérannée de mon enfance. Les "Variations Goldberg" se succédaient et avec elles les découvertes.
Cela se produisit d'abord dans un moment assez lent : une impression très charnelle me gagna. Il me semblait que le musicien, et l'instrument s'emmêlaient non pas selon une image triviale mais vraiment comme si surgissait de l'armoire un être mythologique, un Centaure indistinct où Glenn Gould et son piano ne faisaient qu'un.

Et je ressentais la présence du piano comme celle d'une masse vivante. Puissante, dangereuse pourquoi pas ?

Un merveilleux roman, "Métro pour l'enfer" de Vladimir Volkoff , m'avait suggéré autrefois cette intrication : un violoncelliste, nouvel Orphée, dans son étreinte avec son instrument parvenait à retenir la férocité des Enfers.

Et ce que la littérature m'avait ainsi indiqué se trouvait maintenant pleinement réalisé.

Je n'ai jamais poussé assez loin les études mathématiques pour connaître l'expérience que m'ont relatée certains amis, savants chercheurs, lorsqu'ils émergent dans des domaines inexplorés. Je tends à penser que c'est quelque chose d'assez comparable que j'ai vécu ce jour là, indissolublement lié à une femme à qui je dédie ces lignes et à Bach qui me fut révélé ce jour là.

Louis Friza

1 commentaire:

Didier Kuntz a dit…

J'ai mis sous le titre un lien url qui mêne vers Gould, qu'on découvre follingue et génial, plutôt sympathique...

Didier K.